ROMAN - Tendances actuelles du roman français

ROMAN - Tendances actuelles du roman français
ROMAN - Tendances actuelles du roman français

Comme voici cent ans, le roman français est en crise. Quand il a perdu ses valeurs de référence, l’individu (le créateur) est renvoyé à lui-même. Ainsi s’explique, dans notre roman de fin de siècle, l’omniprésence d’un «je» qui n’amoindrit nullement le prestige de l’Histoire: celle-ci paraît souvent le plus sûr chemin pour revenir à soi. La langue française aussi est en crise. Or, si les genres se renouvellent indéfiniment, les langues sont appelées à mourir. Ce sentiment de précarité influence les romanciers, soit qu’ils découvrent des charmes à la décadence, soit qu’ils cèdent à la tentation d’emprunter hors de leurs frontières des formes jugées plus vivifiantes.

Le je et ses détours

Autant que Paul Valéry ou Jean Paulhan, Roland Barthes a influencé par son goût pour l’écriture fragmentaire et l’analyse du moi toute une génération d’écrivains. Aussi réticent que ses aînés à inventer des histoires, il a pourtant donné à plus d’un romancier, avec son Roland Barthes par Roland Barthes (1975), un modèle d’introspection («Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman», lit-on en tête de l’ouvrage) et il a, avec Fragments d’un discours amoureux (1977), touché les amateurs de Proust plus encore que les habitués du Collège de France.

Au Roland Barthes par Roland Barthes pourrait faire pendant Le Cheval d’orgueil (1975), récit autobiographique où Pierre Jakez Hélias raconte son enfante bretonne. Un évangile à l’usage des intellectuels, un best-seller à l’usage des foules? L’opposition serait simpliste: l’ouvrage de Barthes s’ouvre par des images de Bayonne, sa ville d’enfance, «ville romanesque». Parce qu’ils vivent, au-delà de la crise du roman, une crise d’identité, nos contemporains parlent volontiers d’eux-mêmes en retournant à leurs racines, à leur terroir.

«Dans presque tous mes récits, l’autobiographie se fraie un chemin et je la retrouve en filigrane à chaque page», déclare Julien Green en préambule d’une réédition de Chaque Homme dans sa nuit (1960). On en a confirmation dans Les Étoiles du Sud (1989), qu’il publie à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Ce genre d’aveu serait superflu chez de nombreux romanciers (ainsi Annie Ernaux, La Place , 1983; Une femme , 1988; Passion simple , 1991), mais il figure de manière plus inattendue en tête du Miroir qui revient (1985) d’Alain Robbe-Grillet: «Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi»; il le confirme avec Angélique, ou l’Enchantement (1988), peuplé de fantasmes érotiques qui composent aussi l’univers de ses films, et avec Les Derniers Jours de Corinthe (1994). Cette trilogie surtitrée Romanesques , «autobiographie fantasmée» (Michel Contat), est, à l’en croire, appelée à boucler son œuvre. Retournant au je ou révélant qu’ils ne l’avaient jamais quitté, les autres grandes figures du nouveau roman travaillent elles aussi, comme aurait dit Malraux, à leurs œuvres complètes. Dans L’Amant (prix Goncourt 1984), Marguerite Duras reprend avec une écriture dépouillée qui vise à une sincérité accrue l’histoire d’Un barrage contre le Pacifique (1950), avant de la moduler à nouveau dans L’Amant de la Chine du Nord (1991), écrit d’après un scénario de film qu’elle avait conçu à partir de L’Amant . Grâce à ce va-et-vient de l’écriture romanesque et de l’écriture cinématographique, le moi se constitue en même temps que l’œuvre au gré d’infimes variations subies par les images tremblées de la mémoire. Avec Enfance (1983), Nathalie Sarraute projette un éclairage autobiographique sur l’ensemble de son œuvre, même si Tu ne t’aimes pas (1989), suite de courtes répliques d’une provenance indécise, renoue avec l’opacité de ses romans antérieurs. Au début d’Histoire (1967), de Claude Simon, figure l’«acacia» qui intitulera un roman qu’il publie en 1989: ainsi se tisse une histoire personnelle qui a reçu dans Les Géorgiques (1981) une dimension historique (Révolution de 1789, Seconde Guerre mondiale).

Je ne me connais pas seulement en faisant affleurer les souvenirs incertains de ma petite enfance, mais en explorant comme s’il était mien le passé d’avant ma naissance: Patrick Modiano, après avoir vécu dans plusieurs de ses romans une guerre au lendemain de laquelle il est né, situe en 1933 le fait-divers de Fleurs de ruine (1991); Jean Rouaud imagine dans Les Champs d’honneur (prix Goncourt 1990) un narrateur qui vit grâce à la figure de son grand-père un épisode de la Grande Guerre; Michel del Castillo creuse dans Rue des archives (1994) une recherche de ses origines espagnoles amorcée trente-sept ans plus tôt avec Tanguy . Cette vision égotiste de l’Histoire ne démode pas vraiment le roman historique, comme le prouvent La Bataille de Wagram (1986) ou Les Folies Koenigsmark (1989) de Gilles Lapouge, ou encore Les Dix Mille Marches (1991) de Lucien Bodard. Mais que, désormais, l’Histoire serve surtout au romancier à se trouver, Angelo Rinaldi l’illustre ironiquement avec La Dernière Fête de L’Empire (1980), dont le titre fourvoie un lecteur peu averti: L’Empire est le nom du café que la mère du narrateur fut jadis obligée de vendre.

Le roman intègre l’Histoire à la mémoire, mais mon histoire ne doit-elle pas se faire roman pour être racontée? «Nos enfances sont imaginaires», écrit Marc Le Bot dans La Partie du soprano solo dans le chœur (1994), ce qui conduit le narrateur à se découvrir soi-même au travers d’un double, l’enfant soliste, qui a été pour lui la figure même de la musique. «Tout se passe comme si ma mémoire était déjà du roman», pense pareillement Pascal Quignard (Le Salon de Wurtemberg , 1986). «L’histoire de ma vie n’existe pas», écrit de son côté Marguerite Duras au début de L’Amant . Est-ce parce qu’elle constate que sa propre histoire est «pulvérisée chaque jour» qu’elle imagine dans La Pluie d’été (1990) un héros que passionnent les biographies d’hommes célèbres? Pour J.-M.-G. Le Clézio, la biographie est dans Diego et Frida (1993), qu’on hésitera à qualifier de roman, une voie rigoureuse d’accès au rêve mexicain. Exacte ou mythique, elle alimente une part du rêve dans l’univers romanesque de Jean d’Ormesson. Mais elle peut aussi offrir un terrain plus assuré que l’introspection pour se découvrir soi-même. On pourrait lire dans cette perspective Le Lys d’or (1989) de Philippe Sollers, où un professeur de chinois, en vertu d’un pacte, écrit la biographie de sa femme au lieu de lui faire l’amour.

Inventer une langue

Mais Le Lys d’or montre surtout comment le désir de l’autre peut s’exprimer par le verbe. Aussi ancienne que le genre romanesque, la réflexion sur le pouvoir des mots se double, aujourd’hui plus que jamais, d’une réflexion sur la langue. Le roman français «a pris comme sujet l’expérimentation des limites de sa propre langue», lit-on dans De la littérature française (ouvrage publié aux États-Unis sous la direction de Denis Hollier); ainsi Carus (1979) de Pascal Quignard serait-il écrit «au chevet d’une langue mourante». On pourrait, à la lumière de cette préoccupation de la nature et de l’avenir de la langue, distinguer parmi nos romanciers ceux qui s’appliquent à «écrire dans [leur] langue maternelle» (objectif avoué de Jacques Laurent dans une interview donnée après la publication du Miroir aux tiroirs , 1990) et ceux qui tentent, chaque fois qu’ils écrivent un roman, d’«inventer une langue», comme Michel Chaillou, par exemple dans La Rue du capitaine Olchanski, roman russe (1991). La formule de Jacques Laurent, qu’il faut lire comme une réaction contre les rigidités académiques, trouve tout son sens grâce aux apports grandissants des littératures francophones d’Afrique ou d’Amérique. Mais Jacques Laurent n’écrit pas de la même plume la série des Caroline chérie et ses romans les plus ambitieux: où est sa «langue maternelle»? Quant à inventer une langue, ce peut être restituer le climat d’une légende (Michel Rio, Merlin , 1989), subvertir avec des procédés littéraires sophistiqués et des allusions d’ordre culturel le roman d’espionnage (Jean Echenoz, Lac , 1989), ou libérer à la faveur de la distance temporelle l’étrange pouvoir des mots (Pascal Quignard, Tous les matins du monde , 1991), ou encore modeler la phrase sur les inflexions et les incertitudes de la mémoire (Angelo Rinaldi, Les jours ne s’en vont pas longtemps , 1993). L’invention passera alors facilement pour un exercice précieux à l’usage des initiés; au demeurant, la critique n’étant jamais en mal de références, il suffira qu’une phrase s’allonge pour qu’on y voie du Proust. Peut-être les réécritures sont-elles, après tout, le lot de tous les novateurs? On les préférera au mimétisme d’une culture étrangère jugée efficace ou prestigieuse et aux tentatives non de jouer sur la frontière des écritures romanesque et cinématographique, mais de reprendre au cinéma son bien (Philippe Djian).

Le modèle américain et la fascination du cinéma s’étaient déjà conjugués pour donner des complexes aux romanciers français des années 1930. Quand Philippe Sollers dénonce le «provincialisme» des lettres françaises, il mêle dans son grief l’attitude peu médiatique de nos écrivains en une époque où les carrières se bâtissent à la télévision, la prudence de leur style et la frilosité de leurs sujets. Sur le plan de l’expression, il prêche d’exemple dans Femmes (1983), dont la construction par ellipses reflète la rapidité du monde moderne. Dans Paradis (1981), il avait poussé l’audace plus loin en livrant un gros massif sans ponctuation. Il fallait bien que quelqu’un menât jusqu’au bout le pari ébauché par Claude Simon dans La Route des Flandres . Mais après? Les auteurs du nouveau roman ayant fait l’expérience, par leurs modes de composition et d’écriture, des limites de la lisibilité, et le genre romanesque ne s’accommodant pas, comme la poésie, d’une diffusion restreinte à quelques dizaines d’exemplaires, le reflux était prévisible. Inventer une langue, ce ne peut être pour un romancier que rappeler au lecteur celle qu’il a oubliée ou négligé d’écouter.

Ce miroir qu’on promène

L’intrigue de Femmes a pu passer aussi pour un parangon de modernité: le narrateur, un journaliste américain, présent sur tous les théâtres de l’actualité planétaire, rencontre une Française, une Anglaise, une Espagnole, une Chinoise... Ces rencontres sont successives; il se peut pourtant que ce tourbillon ait eu sa part dans un goût pour le «simultanéisme» dont Georges Perec a en quelque sorte donné l’archétype avec La Vie mode d’emploi, romans (1978), et que Pierre Lepape (Le Monde , 23 sept. 1994) relève dans des romans comme L’Invention du monde (1993) d’Olivier Rolin, Symphonie grabuge (1994) de Jean Vautrin, ou encore Les Trois Minutes du diable (1994) de Danièle Sallenave: l’histoire se fragmente en de multiples lieux et fait éclater les destinées individuelles avant de les recomposer par la grâce de l’écriture. S’il faut répondre à l’accusation de provincialisme, on pourra toujours citer aussi la tradition bien vivante des romanciers bourlingueurs comme Lucien Bodard, encore que dans Les Grandes Murailles (1987), par exemple, ses souvenirs de la Chine aient pour principal intérêt de mettre sur la voie d’une quête du père et de la mère. On a envie d’évoquer Le Clézio qui, racontant dans Onitsha (1991) le voyage d’un petit garçon que sa mère emmène au Nigeria, célèbre plutôt un voyage initiatique. On ose moins parler de la présence persistante de l’Italie chez Pierre-Jean Rémy, Danièle Sallenave, Frédéric Vitoux ou Philippe Sollers lui-même, tant l’Italie apparaît dans les lettres françaises comme une «province» supplémentaire, celle du rêve, de la beauté et de la culture. Faut-il, au reste, compter les exploits des personnages ou mesurer les kilomètres qu’ils ont parcourus pour se persuader que le roman français reste à la mode?

Plus généralement pèse sur les romanciers français le soupçon de ne plus savoir raconter d’histoires. On a pu, non sans raison, en faire porter la responsabilité au nouveau roman qui donna parfois le sentiment que la seule histoire digne d’être racontée était celle du romancier en train d’écrire son livre. Quand Suzanne Prou confie, après la publication de La Maison des champs (1993): «J’ai toujours aimé raconter des histoires», son aveu inspire moins de commisération qu’il en eût provoqué il y a vingt ans. Cela ne signifie nullement que nos romanciers ont revu leurs ambitions à la baisse: d’une part, nous lisons les histoires (fussent-elles des contes de fées) moins innocemment que jadis, d’autre part les écrivains, même quand ils sont d’abord des conteurs, vont d’eux-mêmes à la rencontre de ce regard critique – ainsi Julien Green qui propose avec son essai L’Homme et son ombre (1993) une réflexion sur l’origine de la création littéraire. Dans ce qu’il a de meilleur, le roman vise toujours à refléter le monde tout en le réinventant par l’écriture. Yves Simon inscrit les questions brûlantes de l’avortement, du racisme, du pouvoir des médias dans La Dérive des sentiments (1991), mais si son roman est mieux qu’un document, c’est qu’il pose en même temps la question de leur mise en mots. Les mystères de l’ordinateur donnent une dimension actuelle et une profondeur mythique à ceux de la parole dans Le Secret (1992) de Philippe Sollers. La Goutte d’or (1986) de Michel Tournier pose, si l’on veut, les problèmes de l’immigration, mais réfractés au travers d’une méditation, déjà ancienne chez Tournier, sur le pouvoir de l’image. Enfin, si Hervé Guibert a ému au long de plusieurs romans en évoquant le sida avec la résolution de «tout dire», il l’a fait en romancier par l’intermédiaire d’un je ambigu qui lui a permis de jouer sur la frontière qui sépare le vrai du faux (À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie , 1990; Le Protocole compassionnel , 1991; L’Homme au chapeau rouge , 1992).

Le nouveau roman a cessé, comme un siècle plus tôt le naturalisme, de dicter sa loi aux innovations de notre littérature romanesque. Mais, à la différence des naturalistes, les nouveaux romanciers n’ont que rarement prétendu constituer une école, et, loin d’appuyer leurs œuvres sur des certitudes scientifiques, ils ont plutôt cherché à affirmer l’autonomie de l’activité d’écrivain. Nous avons appelé «crise» cette situation où aucune doctrine n’impose son hégémonie. Le goût pour les histoires a du reste, chez les auteurs et le public, traversé et souvent ignoré l’entreprise de revalorisation théorique du roman. Mais, en marge de l’énorme production romanesque (celle des collections du type Harlequin, entre autres) qui continue de satisfaire à un simple désir d’évasion, les œuvres de fiction parmi lesquelles seront, au XXIe siècle, sélectionnés nos «classiques» se contentent de moins en moins de refléter le monde: elles tiennent à se désigner comme miroirs. Cette perte de naïveté est peut-être aussi une des composantes de la crise.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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